Conseil d'État, 2ème - 7ème chambres réunies, 31/12/2019, 426831

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu la procédure suivante :

Par une requête sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés le 4 janvier et 4 décembre 2019 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, M. B... A... demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler pour excès de pouvoir le décret du 9 octobre 2018 accordant son extradition aux autorités russes ;

2°) de mettre à la charge de l'Etat la somme de 2 500 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;
- la convention européenne d'extradition du 13 décembre 1957 ;
- le code pénal ;
- le code de procédure pénale ;
- le code de justice administrative ;


Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de Mme Sophie-Caroline de Margerie, conseiller d'Etat,

- les conclusions de Mme Sophie Roussel, rapporteur public ;





Considérant ce qui suit :

1. Par décret du 9 octobre 2018, le Premier ministre a accordé aux autorités russes l'extradition de M. A..., ressortissant russe, sur le fondement d'un mandat d'arrêt décerné le 22 décembre 2015 par le tribunal d'Ourous-Martan aux fins de poursuites de faits qualifiés de participation sur le territoire d'un Etat étranger à une unité armée irrégulière, à des fins contraires aux intérêts de la Fédération de Russie. La requête présentée pour M. A... tend à l'annulation pour excès de pouvoir de ce décret.

Sur le désistement d'office :

2. Aux termes de l'article R. 611-22 du code de justice administrative : " Lorsque la requête ou le recours mentionne l'intention du requérant ou du ministre de présenter un mémoire complémentaire, la production annoncée doit parvenir au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle la requête a été enregistrée. / Si ce délai n'est pas respecté, le requérant ou le ministre est réputé s'être désisté à la date d'expiration de ce délai, même si le mémoire complémentaire a été ultérieurement produit. Le Conseil d'Etat donne acte de ce désistement. " En vertu de l'article R. 611-24, le délai prévu à l'article R. 611-22 peut être réduit par décision du président de la chambre en raison de l'urgence. Cette décision est notifiée au signataire de la requête, le délai imparti pour la production courant à compter de la réception de cette notification.

3. Aux termes de l'article R. 634-1 du code de justice administrative : " Dans les affaires qui ne sont pas en état d'être jugées, la procédure est suspendue par la notification du décès de l'une des parties ou par le seul fait du décès, de la démission, de l'interdiction ou de la destitution de son avocat. Cette suspension dure jusqu'à la mise en demeure pour reprendre l'instance ou constituer un avocat. "

4. Il ressort des pièces du dossier que la requête sommaire présentée pour M. A..., enregistrée le 4 janvier 2019, annonçait la production d'un mémoire complémentaire. L'avocat ayant formé cette requête a toutefois été suspendu par décision du conseil de l'ordre avant l'expiration du délai imparti pour cette production. La mesure de suspension ainsi prononcée à l'égard de l'avocat a, par application de l'article R. 634-1 du code de justice administrative, suspendu le cours du délai de production du mémoire complémentaire. Après constitution d'un nouvel avocat le 4 octobre 2019, le délai de production de ce mémoire a été fixé à deux mois à compter de la date de cette constitution, par décision du président de la 2ème chambre de la section du contentieux du Conseil d'Etat prise sur le fondement de l'article R. 611-24 du code de justice administrative. Le mémoire complémentaire ayant été produit le 4 décembre 2019, soit avant l'expiration de ce nouveau délai, M. A... ne saurait être regardé comme s'étant désisté de sa requête.

Sur la légalité du décret attaqué :

5. En premier lieu, si M. A... invoque la méconnaissance, par le décret attaqué, des articles 696-3, 696-4 et 696-8 du code de procédure pénale, ces dispositions, qui ont un caractère supplétif en vertu de l'article 696 du même code, ne sont pas applicables à sa demande d'extradition, qui est fondée sur les stipulations de la convention européenne d'extradition.

6. En deuxième lieu, contrairement à ce qui est soutenu, l'exposé des faits pour lesquels l'extradition est demandée est contenu dans le mandat d'arrêt décerné le 22 décembre 2015 et joint à la demande d'extradition. Par suite, le moyen tiré de ce que le décret attaqué aurait fait droit à une demande d'extradition sans disposer des éléments que l'Etat requérant devait présenter aux autorités françaises en vertu des stipulations de l'article 12 de la convention européenne d'extradition doit être écarté.

7. En troisième lieu, il ressort des pièces du dossier qu'il est reproché à M. A... de s'être rendu en juin 2013 en République arabe syrienne pour y rejoindre des formations armées illégales, faits réprimés par le paragraphe 2 de l'article 208 du code pénal de la Fédération de Russie et, en droit français, par l'article 421-1 du code pénal. Par suite, doit être écarté le moyen tiré de ce que le décret attaqué aurait méconnu le principe de double incrimination qui figure à l'article 2 de la convention européenne d'extradition et qui requiert que les faits soient incriminés dans les deux législations, sans exiger que leur qualification pénale soit nécessairement identique.

8. En quatrième lieu, le décret attaqué accorde l'extradition de M. A... pour des faits qualifiés de participation sur le territoire d'un Etat étranger à une unité armée irrégulière agissant contrairement aux intérêts de la Fédération de Russie. Cette infraction n'est pas une infraction politique par sa nature et ne peut être regardée, compte tenu de sa gravité, comme ayant un caractère politique. En outre, il ne ressort pas des éléments versés au dossier que l'extradition aurait été demandée par les autorités russes dans un but autre que la répression, par les juridictions russes, des infractions de droit commun qui sont reprochées à l'intéressé. M. A... n'est, dès lors, pas fondé à soutenir que son extradition aurait été demandée dans un but politique. Par suite, le moyen tiré de la méconnaissance de l'article 3 de la convention européenne d'extradition ne peut, en tout état de cause, qu'être écarté.

9. En cinquième lieu, il ressort des pièces du dossier que la peine susceptible d'être infligée à M. A... en application du paragraphe 2 de l'article 208 du code pénal de la Fédération de Russie, applicable en Tchétchénie, est une peine de huit à quinze ans d'emprisonnement. Par suite, le moyen tiré de ce qu'il pourrait encourir la peine capitale en violation des stipulations de l'article 2 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ne peut qu'être écarté.

10. En sixième lieu, si M. A... soutient qu'en cas d'exécution du décret attaqué, il risquerait d'être exposé à des traitements inhumains ou dégradants, il ressort des pièces du dossier que le parquet général de la Fédération de Russie s'est engagé à deux reprises, dans des lettres des 23 octobre 2017 et 17 août 2018 , à ce que M. A... soit incarcéré dans un établissement pénitentiaire respectant les prescriptions découlant de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ainsi que des règles pénitentiaires européennes concernant le traitement des détenus, à ce qu'il ne soit pas soumis à la torture ou à des traitements inhumains ou dégradants contraires aux exigences de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ou à un travail non consenti, à ce qu'il bénéficie d'une assistance médicale appropriée, enfin, à ce que les agents diplomatiques français ou des personnes envoyées par une autorité indépendante puissent lui rendre visite sur son lieu de détention pour s'assurer du respect des garanties qui ont assorti la demande d'extradition et ont été apportées ultérieurement. Le décret attaqué, prenant acte des garanties ainsi apportées par les autorités russes, a précisé que l'extradition n'était accordée que sous réserve du respect des conditions reprenant ces garanties. Dans ces conditions, le requérant n'est pas fondé à soutenir que le décret attaqué méconnaîtrait les exigences résultant de l'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

11. En septième lieu, si M. A... soutient qu'en cas d'exécution du décret attaqué, il ne bénéficiera pas du droit à un procès équitable garanti par l'article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, il n'apporte pas d'éléments circonstanciés de nature à établir qu'il risquerait d'être personnellement privé de ce droit. Il ressort en outre des pièces du dossier que les autorités russes se sont engagées, dans le cadre de la présente procédure d'extradition, à ce que M. A... bénéficie d'un procès équitable, incluant notamment l'assistance d'un avocat.

12. En huitième lieu, si une décision d'extradition est susceptible de porter atteinte au droit au respect de la vie privée et familiale, au sens de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, cette mesure trouve, en principe, sa justification dans la nature même de la procédure d'extradition, qui est de permettre, dans l'intérêt de l'ordre public et sous les conditions fixées par les dispositions qui la régissent, tant le jugement de personnes se trouvant en France qui sont poursuivies à l'étranger pour des crimes ou des délits commis hors de France que l'exécution, par les mêmes personnes, des condamnations pénales prononcées contre elles à l'étranger pour de tels crimes ou délits. La circonstance que l'intéressé ait une compagne et soit père d'un enfant n'est pas de nature à faire obstacle, dans l'intérêt de l'ordre public, à l'exécution de son extradition. Dès lors, le moyen tiré de la méconnaissance des stipulations de l'article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales doit être écarté.

13. Il résulte de tout ce qui précède que M. A... n'est pas fondé à demander l'annulation pour excès de pouvoir du décret du 9 octobre 2018 accordant son extradition aux autorités russes. Ses conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ne peuvent, en conséquence, qu'être rejetées.



D E C I D E :
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Article 1er : La requête de M. A... est rejetée.

Article 2 : La présente décision sera notifiée à M. B... A... et à la garde des sceaux, ministre de la justice.

ECLI:FR:CECHR:2019:426831.20191231
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