Conseil d'État, 7ème - 2ème chambres réunies, 06/12/2017, 405841

Texte intégral

RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu la procédure suivante :

M. A...B...a demandé au tribunal administratif de Paris, d'une part, d'annuler la décision implicite par laquelle le ministre des affaires étrangères a rejeté sa demande d'affectation sur un emploi correspondant à son grade et d'enjoindre au ministre des affaires étrangères de l'affecter sur un emploi correspondant à son grade dans le délai d'un mois à compter de la notification du jugement à intervenir et, d'autre part, de condamner l'Etat à lui verser une somme de 150 000 euros avec intérêts et capitalisation des intérêts en réparation des préjudices résultant pour lui de la faute commise par le ministre des affaires étrangères, consistant à ne pas lui avoir confié de nouvelles fonctions depuis mai 2010. Par un jugement n°s 1316234/5-2, 1316235/5-2 du 27 février 2015, le tribunal administratif de Paris a annulé la décision implicite attaquée, enjoint au ministre des affaires étrangères de proposer dans un délai d'un mois à M. B...une affectation correspondant à son grade et condamné l'Etat à lui verser la somme de 5 000 euros au titre du préjudice moral.

Par un arrêt n° 15PA01683 du 11 octobre 2016, la cour administrative d'appel de Paris a, sur appel de M.B..., d'une part, annulé ce jugement en tant qu'il a rejeté sa demande tendant à la condamnation de l'Etat à l'indemniser du préjudice résultant de la perte de primes et indemnités diverses et, d'autre part, condamné l'Etat à lui verser une somme de 88 479,10 euros en réparation de ce préjudice, puis rejeté le surplus de ses conclusions.


Par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire et un mémoire en réplique, enregistrés les 9 décembre 2016, 30 janvier et 3 octobre 2017 au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat, le ministre des affaires étrangères et du développement international demande au Conseil d'Etat :

1°) d'annuler cet arrêt en tant qu'il a fait partiellement droit à l'appel de M. B... ;

2°) réglant l'affaire au fond, de rejeter l'appel de M. B...;

3°) de mettre à la charge de M. B...la somme de 3 000 euros au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.


Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
- le décret n° 69-222 du 6 mars 1969 ;
- le code de justice administrative ;


Après avoir entendu en séance publique :

- le rapport de M. Jean Sirinelli, maître des requêtes en service extraordinaire,

- les conclusions de M. Gilles Pellissier, rapporteur public.

La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Rousseau, Tapie, avocat de M.B....

Vu la note en délibéré, enregistrée le 22 novembre 2017, présentée par M. B....



1. Considérant qu'il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que, par décret du Président de la République du 7 mai 2010, il a été mis fin aux fonctions d'ambassadeur de France en Ouzbékistan de M.B..., ministre plénipotentiaire de 1ère classe ; que, par lettre du 12 juillet 2013, M. B...a saisi le ministre des affaires étrangères d'une réclamation indemnitaire préalable au titre des préjudices résultant, selon lui, de son rappel en France à la suite de la mission accomplie en Ouzbékistan et de l'absence de nouvelle affectation depuis cette date ; que, par lettre du 13 juillet 2013, M. B...a postulé à plusieurs postes susceptibles de se libérer au cours de l'année 2013 et sollicité, à défaut, une autre affectation sur un poste correspondant à son grade ; que le silence conservé par l'administration sur chacune de ces deux demandes a donné naissance à deux décisions implicites de rejet ; que M. B...a demandé au tribunal administratif de Paris d'annuler ces deux décisions et de condamner l'Etat à lui verser une indemnité de 150 000 euros, à parfaire, à raison des préjudices qu'il estime avoir subis du fait de l'absence d'affectation depuis mai 2010 ; que par un jugement du 27 février 2015, le tribunal administratif de Paris a annulé la décision implicite du ministre des affaires étrangères refusant de proposer une affectation au requérant, puis a enjoint au ministre de lui proposer une affectation dans le délai d'un mois et, enfin, a condamné l'Etat à verser à M. B... une somme de 5 000 euros en réparation de son préjudice moral ; que par l'arrêt attaqué, la cour administrative d'appel de Paris a, sur appel de M.B..., annulé ce jugement en tant qu'il a rejeté sa demande tendant à la condamnation de l'Etat à l'indemniser du préjudice matériel résultant de la perte de primes et indemnités diverses et a condamné l'Etat à lui verser une somme de 88 479,10 euros en réparation de ce préjudice ;

2. Considérant qu'aux termes de l'article 62 du décret du 6 mars 1969 relatif au statut particulier des agents diplomatiques et consulaires : " Les ambassadeurs de France et les ministres plénipotentiaires ont vocation aux emplois de chef de mission diplomatique " ; qu'aux termes de l'article 64 du même décret : " Les ministres plénipotentiaires (...) sont placés, lors de leur affectation à l'administration centrale, sur des emplois correspondant à leur grade, dans la limite des emplois budgétaires disponibles " ; qu'aux termes de l'article 65 du même décret : " les emplois de chef de service, directeur adjoint et sous-directeur à l'administration centrale du ministère des affaires étrangères sont normalement attribués aux ministres plénipotentiaires de deuxième classe, aux conseillers des affaires étrangères " ;

3. Considérant, d'une part, que, sous réserve de dispositions statutaires particulières, tout fonctionnaire en activité tient de son statut le droit de recevoir, dans un délai raisonnable, une affectation correspondant à son grade ;

4. Considérant, d'autre part, qu'en vertu des principes généraux qui régissent la responsabilité de la puissance publique, un fonctionnaire qui a été irrégulièrement maintenu sans affectation a droit à la réparation intégrale du préjudice qu'il a effectivement subi du fait de son maintien illégal sans affectation ; que pour déterminer l'étendue de la responsabilité de la personne publique, il est tenu compte des démarches qu'il appartient à l'intéressé d'entreprendre auprès de son administration, eu égard tant à son niveau dans la hiérarchie administrative que de la durée de la période pendant laquelle il a bénéficié d'un traitement sans exercer aucune fonction ; que dans ce cadre, sont indemnisables les préjudices de toute nature avec lesquels l'illégalité commise présente un lien direct de causalité ; que, pour l'évaluation du montant de l'indemnité due, doit être prise en compte la perte des primes et indemnités dont l'intéressé avait, pour la période en cause qui débute à la date d'expiration du délai raisonnable dont disposait l'administration pour lui trouver une affectation, une chance sérieuse de bénéficier, à l'exception de celles qui, eu égard à leur nature, à leur objet et aux conditions dans lesquelles elles sont versées, sont seulement destinées à compenser des frais, charges ou contraintes liés à l'exercice effectif des fonctions ;

Sur le pourvoi du ministre des affaires étrangères et du développement international :

5. Considérant qu'il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que compte tenu du grade de M.B..., du faible nombre d'emplois correspondant à celui-ci et de l'organisation des mutations au ministère des affaires étrangères, la cour administrative d'appel de Paris a commis une erreur de qualification juridique en estimant à trois mois le délai raisonnable dont disposait l'administration pour proposer à M. B...une affectation correspondant à son grade.

6. Considérant qu'il résulte de ce qui précède que le ministre de l'Europe et des affaires étrangères est seulement fondé à demander l'annulation de l'arrêt qu'il attaque, sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens du pourvoi, en tant qu'il a statué sur le préjudice financier subi par M. B...à raison de la perte d'une chance sérieuse de percevoir certaines primes et indemnités ;

Sur le pourvoi incident de M. B...:

7. Considérant que l'annulation, sur le pourvoi principal, de l'arrêt de la cour administrative d'appel de Paris en tant qu'il a statué sur le préjudice financier subi par M. B...prive d'objet les conclusions du pourvoi incident de M. B...relatives à la détermination par la cour de ce préjudice et aux intérêts afférents à ce préjudice ;

8. Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que l'arrêt de la cour administrative d'appel de Paris doit être annulé en tant seulement qu'il a statué sur le préjudice financier subi par M. B...à raison de la perte d'une chance sérieuse de percevoir certaines primes et indemnités ;

9. Considérant qu'il y a lieu, dans les circonstances de l'espèce, de régler, dans cette mesure, l'affaire au fond en application des dispositions de l'article L. 821-2 du code de justice administrative ;

10. Considérant, ainsi qu'il a été dit au point 1, qu'il a été mis fin aux fonctions d'ambassadeur de France en Ouzbékistan de M.B..., ministre plénipotentiaire de 1ère classe, le 7 mai 2010 ; que celui-ci ne s'est vu proposer une affectation correspondant à son grade que le 14 novembre 2013 ; qu'il résulte de l'instruction que, compte tenu de son grade, du faible nombre d'emplois correspondant à celui-ci et de l'organisation des mutations au ministère des affaires étrangères, le délai raisonnable dont disposait l'administration pour proposer à l'intéressé un nouvel emploi peut être estimé à une année ; qu'ainsi, la période de référence pour le calcul du préjudice financier subi par M. B...à raison de la perte d'une chance sérieuse de percevoir certaines primes et indemnités s'étend du 7 mai 2011 au 14 novembre 2013, sans que puisse être opposé à l'intéressé, au vu de l'instruction, une tardiveté des démarches effectuées auprès de son administration pour obtenir une affectation ; que dans les circonstances particulières de l'espèce, il convient de retenir comme base de calcul, pour évaluer le préjudice financier de M.B..., la somme mensuelle de 2 257,12 euros correspondant aux indemnités perçues par un agent dans les fonctions de chargé de mission auprès du directeur des archives, poste qui correspond à son grade, qui a été antérieurement occupé par au moins deux ministres plénipotentiaires et qui lui a été proposé le 10 mars 2015 à la suite de l'injonction faite au ministre des affaires étrangères par le jugement du 27 février 2015 du tribunal administratif de Paris ; qu'il en résulte que l'indemnité due à M. B...s'élève à 67 713, 60 euros ;

Sur les intérêts et la capitalisation des intérêts :

11. Considérant, d'une part, que M. B...a droit aux intérêts au taux légal correspondant à l'indemnité de 67 713, 60 euros à compter du 16 juillet 2013, date de réception de sa demande par le ministère des affaires étrangères ;

12. Considérant, d'autre part, que la capitalisation des intérêts peut être demandée à tout moment devant le juge du fond, même si, à cette date, les intérêts sont dus depuis moins d'une année ; qu'en ce cas, cette demande ne prend toutefois effet qu'à la date à laquelle, pour la première fois, les intérêts sont dus pour une année entière ; que la capitalisation des intérêts a été demandée le 15 novembre 2013 ; qu'il y a lieu de faire droit à cette demande à compter du 16 juillet 2014, date à laquelle était due, pour la première fois, une année d'intérêts, ainsi qu'à chaque échéance annuelle à compter de cette date ;

Sur les conclusions présentées au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative :

13. Considérant qu'il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de faire droit aux conclusions présentées par les parties au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative ;



D E C I D E :
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Article 1er : L'arrêt de la cour administrative d'appel de Paris du 11 octobre 2016 est annulé en tant qu'il a statué sur le préjudice financier subi par M. B...à raison de la perte d'une chance sérieuse de percevoir certaines primes et indemnités.
Article 2 : L'Etat est condamné à verser à M. B...la somme de 67 713, 60 euros, au titre du préjudice financier subi par M. B...à raison de la perte d'une chance sérieuse de percevoir certaines primes et indemnités, avec intérêts au taux légal à compter du 16 juillet 2013. Les intérêts échus le 16 juillet 2014 puis à chaque échéance annuelle à compter de cette date, seront capitalisés à chacune de ces dates pour produire eux-mêmes intérêts.
Article 3 : Il n'y a pas lieu de statuer sur les conclusions du pourvoi incident de M. B...dirigées contre l'arrêt de la cour administrative d'appel de Paris du 11 octobre 2016.
Article 4 : Le surplus des conclusions du pourvoi du ministre de l'Europe et des affaires étrangères est rejeté, ainsi que les conclusions présentées par M. B...au titre de l'article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 5 : La présente décision sera notifiée au ministre de l'Europe et des affaires étrangères et à M. A...B....

ECLI:FR:CECHR:2017:405841.20171206
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